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La Fleuj et le collectif Plus de couleurs : transphobie et appropriations culturelles au service d’une démarche artistique incohérente

Vendredi 8 octobre, notre média s’est rendu au vernissage marquant la fin de résidence de l’artiste La Fleuj. Celui-ci était invité par l’association Plus de couleurs pour repeindre le mur de la maison du port, quai Wilson, sur lequel se trouvait jusque-là une fresque réalisée par le collectif Black Lines à la mémoire de Steve Maïa Caniço et dénonçant les violences policières.

Alors que l’on vient d’apprendre la mise en examen de Claude d’Harcourt, préfet au moment de la mort de Steve Maïa Caniço, et bien qu’il nous semble évident que nos lect·eurs·rices se souviennent des circonstances de la mort de ce dernier, rappel des faits : le 21 juin 2019, plusieurs personnes s’étaient rassemblées quai Wilson pour célébrer la Fête de la Musique. Les forces de l’ordre avaient alors été diligentées pour charger les amat·eurs·rices de musiques électroniques de façon violente, à grand renfort de gaz lacrymogènes. Conséquences de cette charge violente : la chute dans la Loire de plusieurs personnes, dont Steve, qui est mort dans ce fleuve. La fresque à sa mémoire, réclamant la vérité et la justice et dénonçant les violences policières, avait été réalisée peu de temps après par le collectif Black Lines. On pouvait voir sur ce mur le portrait de Steve entouré d’un fort dispositif policier, les phrases « que fait la police », « justice pour Steve » et « où est la justice ? ». Ce mur et cette mémoire ont été l’objet de dégradation à plusieurs reprises, la dernière datant du 22 juillet 2021, au lendemain de la mise en examen du commissaire de police qui dirigeait l’intervention des forces de l’ordre ce tragique soir de juin 2019. Récemment, il a été décidé, avec l’accord de la famille de Steve Maïa Caniço et le collectif justice pour Steve, de recouvrir la fresque. Geste fort que de repeindre ce mur-là, dans ce lieu devenu indéniablement symbolique et politique à Nantes. Si la famille et les proches de Steve Maïa Caniço ne souhaitaient légitimement plus voir la fresque dégradée et ce drame récupéré régulièrement, ce lieu restera néanmoins hautement chargé de revendications politiques. Qui, alors, pour proposer une autre fresque chargée d’au moins autant de symboles ? Qui pour se montrer à la hauteur de cette mission d’envergure ?

C’est le collectif Plus de couleurs, un collectif d’artistes issu·e·s du graffiti et locataire du bâtiment en question, qui s’est attelé à cette tâche et qui s’est tourné vers l’artiste La Fleuj pour réaliser cette fresque. La Fleuj a donc été invité 15 jours en résidence d’artiste au 62 quai du président Wilson, à la maison du port. Le vernissage de sa résidence étant fixé au 8 octobre dernier, notre équipe s’y est rendue afin de questionner la démarche de l’association Plus de couleurs et celle de La Fleuj, démarche dont la pertinence ne saute pas aux yeux.

Tout d’abord, le sujet de la fresque. Dans notre interview, Sarah, de l’association Plus de couleurs, nous a expliqué l’envie et le choix de faire le lien avec le « passé de ce lieu », aussi bien avec la fresque à la mémoire de Steve et les violences policières, que « l’esclavage ». On entend donc là une volonté de l’association de transmettre un message politique et militant. C’est pour cette raison que Sarah (et donc l’ensemble du collectif) nous a répété soutenir le choix de La Fleuj de représenter le portrait de James Baldwin sur les murs de la maison du port, du fait des dénonciations des violences policières et du travail pour l’accès aux droits civiques qu’a mené cet auteur et poète afro-américain aux États-Unis. Il n’est pas question ici de remettre en question la portée politique et militante de l’œuvre de James Baldwin mais de questionner si c’est bien cela qui transparait dans cette fresque. En effet, on peut déjà s’interroger sur la volonté de choisir, encore et toujours, des militant·e·s outre-atlantique, comme s’il n’existait pas de militant·e·s français·e·s qui portent des messages anti-coloniaux et antiracistes. Par ailleurs, alors que la fresque à la mémoire de Steve Maïa Caniço portait un message politique clair (les phrases « où est la justice » et « que fait la police » sont sans équivoque), celle qui la remplace véhicule un message au mieux subtil, au pire franchement caché. En effet, il faut déjà reconnaitre le visage de James Baldwin et, dans un second temps, connaitre l’ensemble de sa vie et de son œuvre pour pouvoir deviner que se cache, dans cette fresque, une dénonciation du commerce triangulaire et des violences policières. On est donc ici dans un « clin d’œil à » davantage que dans un message politique visant à dénoncer frontalement des faits. Une des questions qu’on peut se poser est alors la suivante : l’association Plus de couleurs a-t-elle vraiment envie de porter un message politique fort ?

En outre, on peut interroger la pertinence du choix de l’artiste. La Fleuj, si on regarde vraiment son travail, a davantage de représentations de vulves à son compteur que de fresques contre les violences policières. On peut retrouver, ici et là, quelques voitures de polices empêtrées dans de la mousse expansive bleu-verte (elles sont exposées à l’intérieur du bâtiment), ainsi qu’une voiture « grandeur nature » à l’extérieur, devant la fresque (mais celle-ci sans l’inscription « police », audacieux) et quelques références à des aut·eurs·rices américain·e·s racisé·e·s et victimes de violences policières, c’est vrai. Mais on est loin d’un travail de fond dans ce domaine, et rien, à notre connaissance, n’a été produit par l’artiste sur l’esclavage et le commerce triangulaire. Pourtant, c’est bien La Fleuj qui est invité en résidence 15 jours par l’association Plus de Couleurs, qui ne regrette pas son choix, loin de là. Il existe sans doute des artistes dont ces sujets sont le cœur même de leur travail, qu’il aurait été plus judicieux d’inviter et de mettre en lumière. Le choix étonne d’autant plus que La Fleuj maintient, et répète, qu’il n’est ni militant, ni sociologue, ni journaliste et que son travail est « purement plastique » (ce sont ses mots, à retrouver dans notre interview).
On ne comprend définitivement pas l’objectif poursuivi par Plus de Couleurs concernant la fresque, qui se félicite pourtant que cette exposition nous « dérange ». Précision importante : il est indéniable que La Fleuj et Sarah de Plus de couleurs utilisent le terme « déranger » sous une acceptation différente de la nôtre, ce qui peut porter à confusion. Iels se félicitent que nous soyons « dérangé·s·x » par le travail de La Fleuj, au sens de « bousculé·es·x dans nos idées étriquées ». Ce n’est évidemment pas le cas. Nous sommes heurté·es·x, voire violenté·es·x par son travail, au sens que ce dernier exerce de la violence à notre égard en faisant de telles représentations erronées des supposées sexualités des personnes sexisé·es·x et racisé·es·x que nous sommes.

Mais nos interrogations se portent également sur le reste de l’exposition et l’ensemble de l’œuvre de La Fleuj. Ce dernier représente en grande majorité des vulves (comme en témoignent nombre de ses posts Instagram), allant jusqu’à créer « un sexe féminin monté en déité » pour l’exposition à la maison du port. Dans autre pièce de l’exposition, on peut trouver une machine à écrire, engluée, sur laquelle reposent les paroles de « Shave ‘Em Dry » de Lucille Bogan, traduit en « Baise-moi à sec » par Christian Béthune, Susan Allen, Clare Moss et Halifu Osumare. La pièce principale est divisée en deux par une bâche aux teintes bleues avec une ouverture en forme de vulve. On pénètre et on sort donc d’un sexe durant l’exposition. Comme c’est amusant et original ! Et malheureusement pas aussi bien que l’œuvre « Hon/Elle » de Niki de Saint Phalle datant de 1966, il y a donc 55 ans.
Lorsqu’on interroge et l’artiste et Sarah, ces œuvres viseraient à lever le tabou sur « le sexe des femmes » et « la sexualité féminine », encore perçu·e·s comme monstrueu·x·se et pas digne d’être représenté·e·s. Ces justifications et représentations posent de multiples questions auxquelles nous allons tenter d’apporter des réponses claires. D’abord et avant tout : une vulve n’est pas un sexe féminin. C’est un sexe, tout court. Marteler que vulve égale femme c’est transphobe et essentialisant. Ensuite, l’apparente obsession ou fixette de l’artiste à ne représenter presque que des vulves pour (et ce sont ces mots) « se réapproprier le corps féminin » et « le sexe féminin » et ses tabous alors même qu’il n’a jamais subi de sexisme n’a aucun sens. Le geste de réappropriation est par définition porté par celles et ceux qui ont subi des oppressions et souhaitent, par un geste artistique par exemple, s’en libérer. La Fleuj fait même l’inverse de ce qu’il prétend puisqu’il ne représente jamais de visage, tout ce qu’il reproduit à l’infini sur les murs des villes ce sont les parties de corps déjà sexualisées partout, et tout le temps : des vulves et des seins. Un bel exemple d’objectivation des corps dits de femmes que nous offre là La Fleuj.
Ainsi, ce dernier ne participe en rien à l’émancipation de qui que ce soit par son art, il ne fait qu’apporter sa pierre à l’édifice des représentations stigmatisantes, dégradantes et fétichisantes des vulves, des sexes supposés féminins, du plaisir et des sexualités supposées féminines. Son regard, son travail artistique perpétue un ordre établi : celui où les minorités de genre sont toujours perçues comme inférieures, objectivables, hypersexualisées.Pour justifier ce parti pris, La Fleuj sollicite volontiers des références, qu’il brandit à qui voudrait lui dire que son travail n’est pas adéquat : Megan Thee Stallion, dont il utilise l’un des clips dans un montage diffusé dans le coffre de la voiture exposée à l’extérieur, rappeuse qui fait partie du mouvement des Bad Bitches, ces rappeuses américaines qui s’expriment haut et fort contre le puritanisme américain et utilisent leur corps comme arme politique ; Megumi Igarashi, artiste japonaise condamnée pour avoir fait un moulage de sa vulve (il y fait référence sur son compte Instagram) ; ou encore le recours aux « sorcières », « monstres », et autres insultes visant à désigner les minorités de genre. Que des personnes concernées représentent des vulves ou inversent le stigmate des insultes qu’iels ont reçues est indéniablement politique. Que La Fleuj, homme blanc cisgenre et donc non concerné, le fasse, n’a rien de revendicateur ou dénonciateur.

Par ailleurs, lorsqu’on explique à l’artiste que ces travaux sont dégradants et exercent de la violence sur les minorités de genre, en représentant de manière stéréotypée et fantasmée des sexualités qu’il ne connait pas, La Fleuj contre-argumente en prétendant ne représenter « aucun genre » dans son travail. Selon lui, il aurait recours à l’univers de la science-fiction dans toute son œuvre, ce qui le détacherait des considérations liées au genre et au sexe (et donc de ses responsabilités en tant qu’artiste). C’est une tentative d’argumentation qui ne tient pas la route, et ce pour deux raisons. La première est qu’il n’y a aucune diversité dans ses représentations, il ne dessine presque que des vulves (si vraiment on sonde loin ses pages Instagram, on peut voir deux phallus). La deuxième est qu’il associe lui-même en permanence les vulves aux femmes. C’est même la justification de son travail : La Fleuj dit vouloir lever les tabous sur la sexualité « féminine », « le plaisir féminin », « la féminité » et « l’image de la femme ». La Fleuj présente son travail comme un outil de lutte contre des oppressions, sauf quand cela l’arrange.
C’est également le cas lorsqu’il brandit des références militantes et littéraires afrodescendantes pour tenter d’apporter de la substance à son travail : James Baldwin, Billie Holiday, Winnie Harlow, Toni Morrisson (entre autres). Loin de rendre hommage à leur travail militant et/ou artistique, il les associe à certains de ces travaux, les cite comme références alors même qu’iels n’ont aucun lien avec son propos (cf : post Instagram mettant en scène le livre « Spike Lee : un cinéaste controversé » de Régis Dubois devant trois peintures murales de vulve…). Sans réellement étudier leur travail et donc sans leur accorder le respect qu’iels méritent, La Fleuj tente de combler le vide et l’incohérence de son propos en citant à tort et à travers des personnes dont le travail est éminemment politique et légitime. Lire des aut·eurs·ices racisé·es·x ne suffit pas à être antiraciste. Un exemple flagrant de cet état de fait dans le travail de La Fleuj est la diversité de ses hashtags problématiques : #NoirOuBlancJeNEnNAiRienAFoutre (prétendre ne pas voir les couleurs et être universaliste serait donc sa solution pour contrer le racisme), #CaramelPussy, #MinouritéEthnique, #RacialisationMurale, #MonsterLivesMatter, etc… Il détourne de réels hashtags et s’amuse à en faire des jeux de mots , il participe donc à une décrédibilisation de mouvements contestataires nécessaires et dont le bien-être des personnes concerné·es·x dépend. Cette fixette sur les sexualités et organes génitaux de personnes racisé·es·x relève de la négrophilie, pas d’une démarche anti-raciste. Par ailleurs, la seule couleur de peau non imaginaire de ses représentations étant le marron, il est très évident qu’il tente d’aborder des problématiques raciales alors même qu’il se définit comme « uniquement plasticien et pas militant ».
Encore une fois, il brandit références et questionnements militants pour apporter de la contenance à son propos, mais se déresponsabilise en se cachant derrière des inspirations science-fictionnelles et une posture « de plasticien pur ». L’argument d’ancienneté (cela fait 10, 15 ou 20 ans qu’il travaille sur ces questions – il est fait mention d’une première série artistique en 2009) et le fait d’avoir réalisé un documentaire au Burkina Faso sur le rap en Afrique de l’Ouest, ne suffisent pas non plus à justifier la pertinence de son travail et particulièrement de cette fresque supposément anti-raciste.

En conclusion, l’idée n’est pas ici de dire que La Fleuj peut ou ne peut pas continuer d’exercer en tant que plasticien. Dans tous les cas, il le fait, le fera et continuera de le faire si on en croit ses réponses à nos questions. Il continuera même très certainement d’être payé pour. Ce que nous affirmons, c’est que son travail est sexiste, transphobe et qu’il n’a strictement aucune portée politique, dissidente, subversive ou tendant à l’insurrection.
Dessiner des vulves et penser le plaisir sexuel « féminin » quand on est un homme cisgenre n’a aucune espèce d’intérêt, puisque c’est perpétuer le regard dominant qui se pose toujours sur ces questions, invisibilisant le travail de concerné·e·x·s dont le geste est par définition politique. 
De plus, « avoir l’intention » de faire quelque chose de subversif ne suffit pas à l’être de même que « faire cela depuis 10 ou 20 ans » ne suffit pas à rendre le message d’un artiste pertinent.
Ce que nous déplorons, c’est que quand nous lui signalons l’écart entre « son intention » et la réception, il n’en tienne pas compte. À partir de là, on peut conclure qu’il continuera de faire ce qu’il veut et inventera pour le justifier des portées subversives qui n’existent qu’à ses yeux. Dans ce contexte, nous dénonçons donc le choix de cet artiste par Plus de couleurs, au seul motif et prétexte que cela « crée un débat ». Tout d’abord, la transphobie n’est pas une opinion à débattre, mais un délit. Il n’y a pas de divergence d’opinions qui tiennent à ce propos. De plus, il n’y a pas lieu de se rassurer et de se justifier en arguant que l’art est fait pour « déranger ». Oui, l’art peut déranger, mais quand on veut déranger quelque chose, c’est bien l’ordre établi, à savoir le patriarcat, l’hétéronormativité et la blanchité, prôné·e·s comme normes universelles. Déranger par des messages transphobes et sexistes n’a rien de dissident, c’est continuer d’exercer des violences systémiques sur des personnes déjà minorisé·es·x.

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