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De la nécessité d’organiser la convergence des luttes

Les Nantais·e·s se sont à nouveau mobilisé·e·s de façon massive ce samedi 5 décembre, à l’appel de plusieurs syndicats nationaux et de nombreuses associations et collectifs militants.

Près de deux semaines après le vote en procédure accélérée de la proposition de loi dite de « sécurité globale » (voir notre article précédent), de nombreu·x·ses syndicats, organisations et associations dénonçant également le projet de loi dit de « lutte contre le séparatisme/confortant les principes républicains » appelaient à une troisième journée de mobilisation nationale, dont le rendez-vous était fixé à 15h00 devant la préfecture. Une heure auparavant, c’est au Miroir d’Eau qu’étaient réuni·e·s chômeur·eus·es, auto-entrepreneur·euse·s, salarié·e·s des services publics et employé·e·s précaires, pour réaffirmer le droit au travail et à la protection sociale.

Parmi les travailleur·euse·s précaires, le jeune syndicat de livreur·euse·s SCALA (Syndicat des Coursiers Autonomes de Loire-Atlantique), dont l’un des représentants a pu témoigner de la difficulté de s’organiser collectivement, dans un métier où l’essentiel des interactions se fait via l’application de livraison dont iels dépendent. Grâce au soutien de la CGT, les livreur·euse·s de Loire-Atlantique ont pu commencer à structurer leur lutte et faire entendre leurs revendications, notamment en interpellant les élu·e·s sur leurs conditions de travail. Contraint·e·s de se déclarer en auto-entreprenariat, iels sont ainsi soumis·e·s à l’obligation de s’acquitter du paiement des cotisations sociales mais bénéficient très rarement d’indemnités en cas d’inactivité, tandis que les plateformes de livraison ne paient aucune cotisation patronale. De plus, les livreur·euse·s n’ont aucun contrôle sur le tarif minimum de la course et sont donc entièrement tributaires de groupes comme Deliveroo, qui se vante d’avoir vu son chiffre d’affaires bondir de plus de 650 % en imposant aux coursier·ère·s un contrôle et un stress continu en permettant aux client·e·s de les géolocaliser en temps réel, ou Uber, dont la filiale UberEats a généré à elle seule un chiffre d’affaires annuel de plus de 15 milliards de dollars en 2019.

Après quelques prises de paroles, ce premier cortège s’est donc dirigé vers la préfecture en passant par le cours des Cinquante Otages. Les quelques centaines de personnes ont rejoint une foule déjà nombreuse, rassemblée aux abords de la préfecture. Après un moment de latence, principalement dû au fait que le trafic sur la rue Paul Bellamy et à la rue de Strasbourg n’avaient pas été bloqués par les forces de l’ordre, les représentant·e·s des syndicats et associations co-signataires de l’appel à manifester sont intervenu·e·s devant les manifestant·es.

Iels ont rappelé les raisons de leur colère (voir notre article précédent) et leur rejet total des deux textes de loi « sécurité globale » et « lutte contre le séparatisme/renforçant les valeurs républicaines ». Iels ont également dénoncé la réécriture de l’article 24 de la loi « sécurité globale », impulsée pour tenter d’apaiser l’indignation et la colère causées par la diffusion des images de l’agression extrêmement violente de Michel Zecler par plusieurs agents des forces de l’ordre. Une preuve supplémentaire, bien que non nécessaire, de la nécessité de filmer et de diffuser les images des fonctionnaires de police et de gendarmerie, pour réduire l’impunité dont iels bénéficient. Rappelons d’ailleurs que l’article 25 de la loi « de lutte contre le séparatisme », au contenu toujours islamophobe mais rebaptisée pour la forme « confortant les valeurs de la République », prévoit aussi des peines allant jusqu’à trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende, en cas de « mise en danger de la vie d’autrui par diffusion d’informations relatives à sa vie professionnelle ». Peines qui peuvent aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende si les images en question concernent… un·e fonctionnaire de police. Est-ce que les images filmées et diffusées lors de l’évacuation du campement des personnes exilées, réfugiées dans des tentes place de la République, après avoir été chassées de leur campement à Saint-Denis une semaine auparavant, auraient pu l’être avec un tel texte de loi en vigueur ? Ces images qui ont une fois de plus révélé l’inhumanité des pratiques policières, face à une population étrangère pauvre et isolée, dans un pays qui s’enorgueillit d’être le berceau des droits de l’homme. Mais pas des droits humains.

Après s’être exprimé, les syndicats et les associations co-signataires ont pris la tête d’un cortège massif, non sans avoir avoir annoncé au préalable le parcours prévu pour la manifestation, ayant comme point d’arrivée le parvis des Nefs, sur l’île de Nantes. Un parcours loin du centre-ville donc, malgré les tentatives de modification de cet itinéraire en amont de la part de plusieurs collectifs militants (voir dans la suite de cet article). Drapeaux, banderoles et pancartes à la main, les manifestant·e·s se sont dirigé·e·s vers Hôtel Dieu, marquant un arrêt à la croisée des trams à Commerce. Encerclé par un dispositif policier et militaire très important, le cortège n’a pas eu le choix et a donc suivi le parcours prévu, malgré l’envie d’envahir les rues de l’hyper-centre et notamment celles de Bouffay.

Sous la pression grandissante des forces de l’ordre cours Olivier de Clisson et boulevard Jean Philippot, c’est rue Félix Éboué et quai de la Fosse que sont survenus les premiers jets de boules de noël remplies de peinture et autres feux d’artifices. Puis, face à la passerelle Victor Schœlcher, une militante du collectif antiraciste Black Lives Matter nantais, co-signataire de l’appel à manifester, a pris la parole (à retrouver dans notre podcast ci-dessus) pour dénoncer l’hypocrisie des organisations syndicales et des associations initiatrices du rassemblement. La militante du collectif antiraciste a fait part de sa colère suite au refus de leur demande de modification du parcours de la manifestation, alors que celui-ci allait passer devant le mémorial de l’abolition de l’esclavage sans même y marquer un arrêt, contrairement à ce qu’iels avaient organisé lors des manifestations antiracistes cet été. Elle a aussi rappelé que les premières victimes de violences policières en France sont les personnes racisées et les personnes exclues du centre-ville parce que trop pauvres, dont une grande majorité d’entre elles ont subi et continuent de subir ces violences sans aucune caméra pour les aider à les dénoncer. C’est notamment le cas pour Aboubacar Fofana, jeune homme de 22 ans tué au Breil par balle par un CRS (toujours en activité, dans l’attente de son jugement) le 3 juillet 2018 lors d’un contrôle, et pour lequel aucune condamnation n’a été prononcée à ce jour.

Cet état de fait a été relayé ensuite par collages féministes nantais, qui nous a fait parvenir ce texte :

Nous, colleuxses de Nantes, avons appris le 3 décembre 2020 le parcours de la manifestation contre la loi sécurité globale qui a eu lieu le samedi 5 décembre à 15h. Le parcours déclaré par les syndicats et déposé par Sud Solidaire prévoyait de partir de la préfecture pour aller vers le CHU, puis le monument de l’abolition de l’esclavagisme et enfin les machines de l’île. Ce parcours bien connu des manifestant·e·s·x est problématique tant par la dangerosité de s’éloigner du centre ville laissant ainsi le champ libre aux forces de l’ordre pour entreprendre leurs chasses journalières ; que par le passage devant le mémorial de l’abolition de l’esclavage, chargé symboliquement. Dans un contexte où les lois imposées par le gouvernement répriment toujours plus les personnes racisées, ce parcours lourd de sens était imposé par des syndicats en majorité blancs, ne mesurant pas les enjeux se jouant. C’est pourquoi les colleuxses de Nantes en majorité blanc·he·s·x également, ont alerté le collectif de lutte BLM co-signatrices/signateurs de l’événement, qui n’étaient pas au courant de ce parcours. Avec BLM, des démarches pour faire changer le parcours de la manifestation ont été entreprises, en vain. C’est pourquoi le collectif de lutte BLM a choisi de marquer un arrêt avant le mémorial pour réaliser une prise de parole. Le collectif de collages féministes Nantais avait marqué son soutien inconditionnel à cette prise de parole, mettant ainsi toutes ses ressources à disposition. Lors de la prise de parole de BLM, certain·e·s·x colleuxses ont donc essayé d’arrêter la manifestation, pour que tout le monde puisse entendre le discours. Dans un premier temps, il a été demandé gentiment à la tête de cortège menée par les syndicats et le camion de Solidaires 44, de marquer un arrêt afin d’écouter la prise de parole et de, pourquoi pas, prêter le micro à BLM afin de faciliter cette prise de parole. Requête refusée purement et simplement par des personnes blanches. Suite à ce refus et étant impuissant·e·s·x face à cette invisibilisation de la parole de personnes racisé·es, premières personnes touchées par les violences policières et les contrôles systémiques, souhaitant simplement marquer un arrêt et avoir une prise de parole publique pour montrer leur désaccord quant au passage devant le mémorial de l’abolition de l’esclavage ; nous, colleuxses de Nantes, avons décidé de nous interposer devant le camion de tête de cortège afin de leur laisser le temps de s’exprimer. Voilà ce que nous avons vécu suite à cela :

Nous étions deux femmes cis et racisées face à un camion dans lequel était assis un homme cis blanc et tout autour des manifestant·e·s des syndicats hommes et femmes cis blanches. Nous nous sommes dans un premier temps mise devant le camion en demandant au conducteur de s’arrêter, chose qu’il n’a pas faite. Par la suite il nous a demandé de nous pousser tout en continuant de rouler malgré notre immobilité. S’en est suivi des agressions verbales mais également physiques (coups de pieds, d’épaules, bousculade, soulèvement simple, pression physique) de la part d’autres manifestants appartenant aux syndicats. Voici un bref aperçu de ce qui a été dit et entendu :

  • D’habitude c’est les flics qui nous bloquent, pas les manifestants, dégagez de là!
  • Bougez de là, abîmez pas le camion il coûte cher !
  • De toutes façons il ne faut pas qu’on les touche, c’est des hystériques, elles ne veulent pas qu’un homme les touche.
  • Si vous voulez prendre la parole, vous n’avez qu’à organiser vos manifs de sauvages un autre jour !
  • Vous êtes comme les keufs !
  • On est pas racistes, on est de Solidaires !
  • Vous avez qu’à faire votre manifestation.

Ce que nous avons vécu est choquant mais n’a pas semblé interroger les personnes tout autour, qui ont pour la plupart laissé cette scène se dérouler sous leurs yeux. Nous, colleuxses de Nantes, condamnons les propos racistes, sexistes et les comportements problématiques qui ont été réalisés hier.

La passerelle Victor Schœlcher ayant été bloquée par les forces de l’ordre pendant la prise de parole de la militante du collectif antiraciste Black Lives Matter, le cortège a donc suivi l’itinéraire initial, détruisant au passage quelques vitrines d’agences d’emploi en intérim, dans un esprit de convergence des luttes avec le premier rassemblement de l’après-midi. Face à cela, les gendarmes mobiles commencent à envoyer des gaz lacrymogènes et quelques CRS traversent une partie du cortège, pour tenter de capturer une redoutable banderole. Peu rassurée, une partie de l’arrière du cortège, certainement moins habituée au folklore nantais, quitte la manifestation avant la fin. Arrivé·e·s sur le parvis des Nefs aux alentours de 17h00, la grande majorité des manifestant·e·s se dispersent vers d’autres occupations, non sans avoir exprimé leur étonnement de cette fin de manifestation en demi-teinte, sans aucune prise de parole. D’autres tentent alors de retourner en centre-ville, pour poursuivre la mobilisation et se faire entendre. Au même moment, les forces de l’ordre bloquent le passage sur le pont Anne de Bretagne, justifiant le jet de quelques projectiles dans leur direction. Le pont est soudainement noyé sous les lacrymogènes, au détriment des risques pour les manifestant·e·s, aux abords de la Loire. La foule se dirige ensuite vers la passerelle Victor Schoelcher, à nouveau bloquée, pour se retrouver là encore aveuglée et étouffée par les nuages de gaz lacrymogènes, à un endroit où les gardes corps atteignent à peine la taille. Encore une fois, quelles leçons tirées de la mort de Steve ? Aucune. Tandis que les manifestant·e·s reculent, des jets de projectiles surviennent en réaction aux gaz lacrymogènes, notamment un cocktail molotov, mettant à terre un policier. Celui-ci n’a à priori pas vu arriver le cocktail, pris à son propre piège, le vent ayant amené les nuages de gaz aveuglants en direction des forces de l’ordre. Occupé·e·s à lui porter immédiatement assistance (en opposition totale à la lenteur des soins apportés à Adrien, grièvement blessé par un tir de LBD40 à l’arrière du crâne pendant une manifestation des Gilets Jaunes le 29 décembre 2018, maculant de sang le cours des Cinquante Otages), les agent·e·s du maintien de l’ordre ne sont plus aussi concentré·e·s et des groupes épars de manifestant·e·s peuvent donc emprunter le pont Haudaudine. Un petit cortège s’aventure dans l’hyper centre et est rapidement nassé rue Crébillon. Pour l’exemple, la petite dizaine d’individu·e·s restante est interpellée avec des sacs contenant raquettes, gants ou masques, apparemment considérés comme des objets dangereux par les forces de l’ordre. D’autres manifestant·e·s s’étant réuni·e·s sur le cours des Cinquante Otages, la dispersion s’est faite plus lentement, jusqu’en début de soirée. Au moins quinze personnes ont été placées en garde à vue à l’issue de cette manifestation. En début d’après-midi ce dimanche, une grande partie d’entre elleux y étaient toujours.

Bien que cette manifestation soit une réussite d’un point de vue strictement numérique, on ne peut que déplorer l’absence de réelle volonté d’intersectionnalité de la part de syndicats et associations qui se prétendent pourtant porteur·euse·s de valeurs féministes et antiracistes. Le choix de cet itinéraire, loin d’être anodin, témoigne aussi d’un manque de courage de la part des ces organisations, qui cèdent aux pressions de la préfecture pour que la manifestation puisse se tenir, la rendant par là même beaucoup moins visible et donc moins efficace. Espérons que les prochaines mobilisations soient organisées différemment, dans une démarche réellement intersectionnelle et inclusive. Pour la lutte finale.

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